A propos du cérémonial d’allégeance de la fête du Trône : relation de sujétion ou reproduction des valeurs centrales de cohésion sociale

Par Le Pr. A. Agnouche. Politologue et historien. Université Hassan Ier de Settat.

En surfant sur le Net, vous rencontrerez à coup sûr des gens qui crient « haro sur la cérémonie d’allégeance » que le Royaume du Maroc a l’habitude d’organiser chaque année à l’occasion de la fête du Trône qui coïncide normalement avec la date de l’intronisation du Roi.

D’abord le profil des récalcitrants. On trouve des jeunes et des moins jeunes. Sur le Face Bock, on compte au moins deux pages. L’une officie sous le titre : « la fin des alaouites », et l’autre « Les révolutionnaires du Maroc ». En tout, quelques centaines qui disent « j’aime ! ». On ne sait pas s’ils sont sérieux ou non. En tout cas, ceux qui s’expriment se disent islamistes de JAOI ou Kaïdis, c’est-à-dire affiliés au « Nahj Démoqrati Al kaïdi ».

En revanche, ceux qui paraissent plus sérieux, ne sont pas plus de 4 personnes. Ils ont produit une vidéo où ils s’expriment sur le sujet. On compte un certain Chafik Lamrani, habitué à narguer le régime marocain sous le sobriquet de « Aroubi F’marican », traduisez « un blédard en Amérique ». Il se dit indépendant, mais son « ami » Mohamed Alliouine, un autre compatriote vivant aux USA, le désigne comme adepte de JAOI de Abdessalam Yassine. Trois autres, deux hommes et une femme voilée, se disent de Belgique, et dont la tonalité de leur discours, ne laisse aucun doute sur leur appartenance à cette même JAOI. Mais que disent-ils au fait ?

Ils disent qu’ils sont contre la cérémonie d’allégeance parce qu’elle traduit, selon eux, les pratiques d’un autre âge qui seraient héritées de l’empire perse impie, où le souverain s’identifie aux divinités, et où le « sujet » doit s’effacer en se prosternant au point où il devient un esclave, ou pire : une « res », c’est-à-dire une chose sans valeur. Ce qui, pour eux, est contraire à l’islam et contraire aux valeurs humaines d’égalité et de dignité pour tous.

Ils concluent donc qu’ils sont pour la république. Enfin, au moins pour « le Maroc actuel », c’est-à-dire pour le Maroc monarchique d’ici et maintenant. Car, on ne le sait que trop. L’idéologie de JAOI reste fondamentalement cléricale. Leur gourou, Abdessalam Yassine, est considéré par ses ouailles, plus qu’un monarque de droit divin, et le cérémonial qui l’entoure dans ses déplacements, ses rencontres ou ses audiences, n’ont rien à envier au protocole chérifien et makhzénien. Ses adeptes ne se contentent pas de l’aimer, ils « l’adorent ». Ils en ont fait un saint, un roi thaumaturge, un Imam transcendantal placé au-dessus du Prophète Sidna Mohammed. L’eau de ses ablutions est sacralisée, ainsi que ses habits et la terre qu’il touche. Devant lui, on s’efface, on s’écrase, on devient « rien », on devient le néant. Donc, les sorties de ses adeptes pour clamer leur refus du cérémonial chérifien exprime en fait leur refus du régime monarchique en place. Pour eux, le fait d’associer le cérémonial de l’allégeance de la fête du Trône à l’esclavage et à l’impiété, n’est que de la surenchère visant à dire haut et fort leur refus du régime actuel, et son remplacement par « l’Etat théocratique » préconisé par leur gourou ; l’Etat « du califat ».

Mais le plus « sérieux » entre les refuzniks reste Ahmed Raissouni, du « Mouvement de l’Unité et de la Réforme », organisation dont le PJD, le parti au gouvernement est issu, et qui continue de lui servir de « bouclier idéologique » contre ses adversaires, avec la prétention affichée d’islamiser la société et l’Etat. Ce personnage, très lié au Wahhabisme saoudien, joue très souvent au troublions et gêne, par ses « fatwas » le gouvernement actuel, vu ses positions « salafistes radicales ».

Dans une vidéo postée sur certains sites d’information, il n’hésite pas à développer l’argumentaire suivant : La Baï’a ne se fait que lors de l’intronisation du souverain. De ce fait, la cérémonie d’allégeance récurrente à chaque fête du Trône, est donc superflue, et ne sert à rien. Elle relève d’une certaine « folie ou bêtise » martèle-t-il. Donc, en bon ou mauvais jurisconsulte, c’est l’aspect utilitaire qui l’intéresse.

Or justement, et en ce qui nous concerne, l’utilité de cette cérémonie est dénuée de toute « teneur juridique ». Non seulement parce que la Baï’a de l’intronisation a été déjà « conclue » entre le nouveau Souverain et les représentants de la « Oumma » comme le dit Raïssouni, mais parce que la Baï’a, elle-même, juridiquement parlant, n’a aucune essence utilitaire en soi dans le cadre de la constitution du 1er juillet 2011, vu que les pouvoirs au Maroc, tous les pouvoirs publics, sont agencés et réglés par cette même  constitution et par les lois qui en découlent ! Autrement dit, la Baï’a avait un sens dans l’ancienne constitution, alors qu’aujourd’hui, elle n’en a plus ! La raison nous parait simple : le Roi n’a de pouvoirs que ceux qui découlent du nouveau texte constitutionnel. La constitution est désormais placée AU DESSUS de la Baï’a Traditionnelle qui ne produit plus aucun effet juridique sur la pratique du pouvoir. La Baï’ est donc définitivement léguée au musée de notre patrimoine culturel dont les Marocains sont fiers. C’était la revendication essentielle d’une partie de la gauche, et le constituant de 2011 l’a satisfaite. Il s’agit donc pour le Maroc d’après 2011 d’un véritable revirement dans la doctrine constitutionnelle que beaucoup ne voient pas ou ne veulent pas voir.

Alors que reste-t-il de l’ancienne doctrine juridique que nous défendions moi et quelques autres tels que Mohamed Moatassim ou Mohamed Tozy ? Il n’en reste justement que le cérémonial de l’allégeance du 31 juillet à l’occasion de la fête du Trône. Je m’explique.

Les lexiques et les dictionnaires du monde entier s’accordent pour dire que le cérémonial est « l’ensemble de règles de politesse à respecter dans un certain contexte ».  Il peut être liturgique ou politique. Il peut même être inhérent au comportement de tous les jours comme c’est le cas pour les japonais, les indiens ou les populations de l’Extrême Orient en général. Chez ces nations, le fait de s’incliner devant son vis-à-vis relève de la politesse et n’implique absolument pas une quelconque relation de sujétion ou de domination  ou d’esclave à maître. D’un autre côté, l’observation des sociétés nous révèle cette vérité incontournable : il n’existe pas un Etat dans le monde où l’on ne trouve pas de cérémonial politique. Mais, c’est au sein des nations les plus « vieilles » que l’on rencontre les cérémonials les plus réglés et aussi les plus lourds.

Edmond Douté, sociologue et géographe du début du XXème  siècle marocain et auteur d’un superbe ouvrage sur la ville de Marrakech, avait publié dans un numéro de « la revue de l’occident musulman et de la Méditerranée » une étude mémorable sur le « cérémonial makhzénien de l’empire chérifien » tel qui l’avait observé et côtoyé dans le Maroc du  XXème  siècle justement. En bon positiviste qu’il était, il s’était demandé sur sa signification politique, mais aussi et surtout anthropologique. Il avait relevé des similitudes poignantes avec le cérémonial impérial du japon de toujours. Dans les deux cas, l’on rencontre la même structure : le souverain protégé par un gigantesque parasol, une cour prosternée devant lui, et le refus de croiser le regard du monarque ! Il en conclue trois significations :

les deux sociétés, nippone et marocaine croient, ou veulent croire qu’il y ait une relation directe entre leur souverain et la divinité. D’où la « crainte » de croiser son regard.

la prosternation est le signe de respect mêlé à celui de la crainte, non vis-à-vis du souverain, mais vis-à-vis de la divinité en question.

que l’ensemble du cérémonial n’implique pas les personnes réelles présentes, le souverain et les sujets, mais implique deux entités transcendantales pour reproduire des rituels exprimant les valeurs centrales de cohésion d’une société ou d’une nation a-historique. Bref, une structure sémiotique qui s’inscrit en dehors de toute temporalité pour exprimer ce qui est essentiel dans une société donnée, sa cohésion autour des valeurs qui font sa singularité.

Cet état de fait se trouve aussi en Angleterre, où Élisabeth II est considérée comme la Reine de 16 Etats indépendants, du Canada à l’Australie, où elle est représentée par des Gouverneurs Généraux. Le jubilé de son sacre, on a pu le voir, n’a rien à envier aux cérémonials du Japon ou du Maroc. Là aussi, les festivités qui marquent ce jubilé ne font qu’exprimer les valeurs de cohésion des sociétés du Commonwealth, l’ancien empire britannique.

Mais au-delà de ces nations dites « vieilles » ou « à traditions séculaires », on observe le même phénomène ailleurs. En France par exemple, le sacre de François Hollande au lendemain de son élection à la tête de l’Etat n’a rien à envier aux pratiques des souverains de jadis, et ce n’est pas pour rien que l’on a pu parler de « monarchie présidentielle » dans ce cas d’espèce. Aux USA, nous avons pu voir sur les chaînes des TV le président Obama prêter serment sur la bible, et non sur la constitution américaine, texte sacré entre tous les textes, le tout dans le cadre d’usages bien réglés que personne ne peut en faire l’économie. C’est dire que même dans les Etats qui croient avoir dépassé « l’état religieux » des sociétés, continuent à s’accrocher farouchement à leurs « génies invisibles » !

 On peut donc légitimement s’interroger et dire : est-ce que la France ou les USA ont besoin d’un cérémonial d’un autre âge pour « sacrer » leurs dirigeants, alors même que les constitutions ont depuis longtemps réglé la question de la dévolution du pouvoir suprême ? Eh bien tout porte à le croire, car face aux esprits les plus irrévérencieux, se dresse cette vérité incontournable : quelque soit l’Etat, il ne peut être éternellement gouvernable par les seules lois écrites, mais bien par ce que Guglielmo Ferrero appelle les « génies invisibles de la cité ». Il nous dit ceci : « quel qu’il soit, principe électif, principe héréditaire, principe aristo-monarchique, principe démocratique, vénérons-le au titre de génie invisible de la cité ». Ce « génie invisible » n’exprime pas la légalité, mais bien la légitimité. Une idée liée justement à ce qui fait « l’âme d’une nation », à ce qui constitue ses valeurs centrales de cohésion. Elle n’a, de ce fait, rien à voir avec les personnes situées, c’est-à-dire les gouvernants et les gouvernés d’ici et maintenant, elle n’a rien à voir avec une quelconque relation de sujétion ou de liens d’esclave à maître.

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